Nasreddin Hodja est un personnage incontournable de la culture populaire en Turquie. Et même au-delà, car ce vieux bonhomme au turban démesuré, juché sur son âne, s’est fait une réputation dans tout le monde musulman… Connu pour ses bons mots et ses « savantes idioties » depuis le 11ème siècle, j’avais très envie de le découvrir. Je me suis donc procuré un ouvrage en français, rassemblant environ 300 de ses petites histoires. Et je vous en livre dans cet article une petite sélection.

Mais commençons d’abord par vous présenter Nasreddin Hodja!

Qui est Nasreddin Hodja?

Nasreddin Hodja est un personnage qui aurait réellement existé, mais plusieurs versions existent quand à son origine. La plus probable serait qu’il aurait vécu entre 1208 et 1284, dans la ville d’Aksehir, à proximité de Konya. C’est à dire au cœur de l’actuelle Turquie.

On le retrouve également dans d’autres régions du monde musulman sous des noms légèrement différents, tels que Joha au Maghreb ou Mollah Nasreddin en Iran. Son nom en langue turque s’écrit Nasrettin Hoca, mais j’ai choisi de garder l’orthographe à la française dans cet article.

Notre Hodja – qui est le titre donné aux maîtres, d’écoles coraniques notamment – cultive les paradoxes. Réputé pour ses multiples savoirs, il apparaît totalement benêt et ridicule. Pour finalement nous amener à une réflexion de bon sens. Ceci vous le découvrirez vous-même dans les quelques histoires retranscrites plus bas…

Un peu à l’image de notre Guignol qui s’entoure de Gnafron, Madelon et du gendarme, les histoires de Nasreddin Hoca le mettent en scène avec des personnages récurrents tels que :

  • sa femme Khadidja, un peu acariâtre, c’est elle qui porte la culotte!
  • le cadi et l’immam, c’est à dire le juge et le religieux, qui sont souvent les dindons de ses farces
  • le terrible « pied-de-fer » ou Timour Leng, aussi appelé Tamerlan. Grand conquérant Turco-mongole ayant réellement existé, il était réputé pour sa cruauté. Dans les histoires qui le mettent en scène, Nasreddin devient son bouffon, pour mieux lui clouer le bec.
  • et surtout son plus fidèle ami, l’âne!

Contexte historique des histoires de Nasreddin Hodja

Les histoires de Nasreddin Hodja se déroulent globalement entre 11ème et 13ème siècle. Il est difficile de les dater précisément car certains anachronismes sautent aux yeux. D’abord, les histoires qui mettent en scène Tamerlan. Ce dernier ayant vécu au 14ème siècle, il ne pouvait avoir rencontré le vrai Nasreddin Hodja, décédé depuis 1284.

Par ailleurs, on retrouve des histoires d’un certain Joha au maghreb depuis le 11ème siècle, donc antérieures à la naissance de Nasreddin. Toutefois, les deux personnages se sont comme fusionnés avec le temps.

On peut au moins considérer que toutes ces histoires se situent dans une période où l’Empire byzantin est déjà en grande fragilité. La quatrième croisade vient de mettre a sac Constantinople. Les peuples turcs occupent déjà l’Anatolie, mais l’empire ottoman n’est pas encore fondé (il ne le sera qu’à la fin du 13ème). [voir mon article sur l’Histoire d’Istanbul]

Un autre repère historique : Nasreddin est un contemporain de Djalâl ad-Dîn Rûmi, aussi connu sous le nom de Mevlana. C’est le célèbre poète d’origine perse, fondateur de l’ordre des mevlevis, autrement dit des derviches tourneurs. Mevlana a vécu à Konya, pas très loin de notre Hodja. Si l’un et l’autre ont développé deux formes d’écriture différentes, Poèmes mystiques pour l’un, histoires drôles pour l’autre, les deux ont une portée morale et philosophique.

5 histoires de Nasreddin Hodja

Les histoires de Nasreddin Hodja ont été transmises d’abord de manière orale, puis ont été consignées bien plus tard par certains écrivains. Il en existe donc des registres aussi variés qu’il y a d’auteurs. Comme les blagues de toto, celles de Nasreddin sont infinies…

Je me suis donc basées sur le recueil « Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja » aux éditions Libretto, présentées par Jean-Louis Maunoury.  L’intérêt de celui-ci est déjà d’être écrit en Français ;-). Mais aussi d’être relativement exhaustif, abordant tous les sujets, même les plus tabou ou politiquement incorrectes.

J’avoue que toutes ne m’ont pas fait rire. Il y en a même certaines que je n’ai tout simplement pas comprises. D’autres m’ont carrément choquée et ne sont absolument pas destinées aux enfants! Elles sont très rares heureusement, et ne font pas partie de ma sélection.

Voici donc 5 histoires pour découvrir Nasreddin Hodja :

#1 – Le diagnostic

« Nasr Eddin, qui veut connaître tous les secteurs de l’activité humaine, cherche à s’initier à la médecine. Il va trouver un homme de l’art de ses amis, auquel il demande s’il peut l’accompagner lors de sa prochaine visite.

Le patient est un homme qui souffre de maux de ventre.

  • Ce n’est rien, le rassure le médecin presque aussitôt : Tu as mangé trop de cerises, et cela t’a donné la colique. Observe la diète, et dans deux jours il n’y paraîtra plus.

Nasr Eddin en reste tout ébahi : quelle rapidité, quelle sûreté dans le diagnostic!

  • Est-ce donc Allah Lui-même qui t’insuffle Sa science? demande t-il à son ami.
  • Pas du tout, répond l’autre. C’était un cas très facile. Dès que je suis entré, j’ai vu qu’il y avait sous le lit un véritable tas de noyaux de cerises. Il n’y avait qu’à se fonder sur l’évidence!

Nasr Eddin se dit qu’à ce compte-là il peut bien exercer lui aussi la médecine.

Il entre chez son premier malade, et constate qu’il n’y a rien sous le lit.

  • Ce n’est pas grave, en conclut-il, tu as une colique. Mais à l’avenir, évite de manger tes babouches. »

#2 – Le bon sens

« Timour Leng a organisé une grande battue au sanglier à laquelle Nasr Eddin est convié avec de nombreux courtisans.

Au moment du départ, il règne une grande animation dans l’écurie, qui est fort obscure. On se presse, on se bouscule, on crie, on cherche son cheval, mais finalement tout le monde ressort en bon ordre sur sa monture et attend, dehors, l’arrivée de Pied-de-fer. Seul manque Nasr Eddin qui n’a pas encore réapparu.

Le voici enfin. Sa sortie de l’écurie est accueillie par une explosion de rires et de quolibets : le Hodja, très digne comme d’habitude, est monté à l’envers sur son cheval!

  • Ho! Nasr Eddin, ta tête a-t-elle donc changé de côté? lui lance l’un.
  • Mais non, dit un autre, il veut surveiller ses arrières.

Nasr Eddin regarde la foule, vexé et incrédule. Il ne comprend pas l’objet de ces plaisanteries.

  • Allons, Nasr Eddin, descends de là! Tu es monté à l’envers.
  • Je ne suis pas monté à l’envers, répond le Hodja. Je suis monté du pied droit comme d’habitude mais, que voulez-vous, je suis tombé sur un cheval qui est gaucher. »

#3 – Le feu au derrière

« Nasr Eddin se rend dans le bois avec son âne pour faire du fagot. Il place la charge sur le dos de l’animal mais elle est si lourde que le pauvre n’arrive pas à suivre son maître.

Un paysan, voyant la scène de son champ, lui dit :

  • Par Allah! Je n’ai jamais vu un âne aussi paresseux. Il y a pourtant un moyen radical de lui faire accélérer le train.
  • Tu veux parler de la carotte, j’imagine?
  • Non, du piment rouge. Tiens, prends celui-ci, ouvre le et frotte-lui-en le cul. Tu m’en diras des nouvelles!

Nasr Eddin prend le piment rouge et il fait comme l’homme le lui a conseillé. Aussitôt, l’âne, le derrière en feu, démarre au grand galop, et Nasr Eddin se met à courir derrière lui pour le rattraper. Mais rien à faire. L’âne est emballé.

Alors Nasr Eddin ne fait ni une ni deux, il lève son djubbé et se frotte les fesses avec le piment. L’effet est immédiat, tellement puissant que notre homme dépasse bientôt l’âne et qu’il entre le premier dans la cour de sa maison, où il commence à tourner sans plus pouvoir s’arrêter.

Sa femme apparaît bien vite sur le pas de la porte pour observer le prodige. Nasr Eddin lui crie alors, hors d’haleine :

  • Attrape-moi, attrape-moi vite, ô fille de l’oncle, au lieu de me regarder. Je n’arrive plus à m’arrêter!
  • Mais comment donc pourrais-je t’attraper? Tu fonces comme un taureau en chaleur!
  • Va chercher un piment et frotte-t’en le cul! »

#4 – La prière

« A la fin de l’office du vendredi, l’imam, emporté par un élan mystique, s’écrie d’une voix forte :

  • Ô Tout puissant! Donne-nous la foi! Donne-nous la force et l’humilité! Donne-nous le repentir de nos fautes! Éloigne de nous les mauvaises pensées!…

A ces mots, Nasr Eddin se lève et crie encore plus fort :

  • Ô Tout puissant! Donne-moi des montagnes d’argent, une belle maison, des femmes, des baklavas à la pistache!…
  • Arrête, mécréant, blasphémateur, fils de chien!
  • Tiens! mais nous faisons pourtant la même chose l’un et l’autre, s’étonne le Hodja : chacun demande ce qu’il n’a pas. »

#5 – Danger de mort

« Nasr Eddin se réveille en pleine nuit, agité d’un pressentiment. Il regarde par la fenêtre et il voit, éclairée par la lune, une forme blanche de taille humaine qui s’agite dans le jardin. Il secoue sa femme :

  • Réveille-toi, fille de l’Oncle. Nous sommes cernés par un voleur ou un fantôme.

Khadidja, aussi terrorisée que son mari, se réfugie au fond des couvertures sans même répondre.

N’écoutant que son courage, qui ne lui dit d’ailleurs pas grand-chose, Nasr Eddin sort prudemment sur le pas de la porte, et ramassant une grosse pierre, il la lance de toutes ses forces en direction de l’intrus. Il fait mouche car la forme blanche tombe par terre, où elle reste immobile.

Le Hodja s’approche à pas de loup pour identifier la victime et il revient quelques instants après, tremblant encore de tous ses membres :

  • Par Allah! ma femme, il s’en est fallu de peu que tu ne me revoies pas vivant.
  • Pourquoi? Tu as été attaqué?
  • Presque. J’ai abattu ma chemise que tu avais mise à sécher dans le jardin. Tu te rends compte, si j’avais été dedans! »

J’espère que vous aurez apprécié cet article et ma sélection de 5 Histoires de Nasreddin Hodja. Si vous en voulez plus, rendez-vous dans mon article sur de nouvelles histoires drôles de Nasreddin Hodja!